jeudi 27 janvier 2011

Le départ à la Guerre

Joby Fanon raconte les journées précédant le départ en dissidence de son jeune frère Frantz :



« Nous étions, Marcel Manville, Pierre Mosole, quelques autres et moi-même en classe de terminale philosophie.
Notre professeur de philosophie, Edme Joseph-Henry, homme admirable, avait été élève d’Alain au lycée Henri IV. Grâce à lui nous avions appris la tolérance et aussi le caractère relatif des idéologies. (…)
Quelques camarades de classe avaient quitté la Martinique. Ils avaient rejoint les îles anglaises de la Dominique et de Sainte-Lucie malgré la surveillance de la marine française qui n’hésitait pas à envoyer par le fond les pirogues qui transportaient les volontaires martiniquais vers ces îles distantes de la Martinique d’environ 35 à 40 kilomètres. Dans ces îles anglaises étaient constituées des troupes qui devaient être acheminées vers les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour renforcer les Forces Françaises Libres, qui allaient ultérieurement se battre sur les divers champs de bataille en Europe.
Un matin, notre professeur de philosophie, remarquant les places vides dans la classe, nous interroge : 
             ‘Messieurs, où sont vos camarades absents ?’
Nous répondîmes qu’ils avaient rejoint les Forces Françaises Libres en Dominique et à Sainte-Lucie. Notre professeur a traversé la classe de long en large dans un silence complet. Remontant sur sa chaire, il nous tint avec gravité un discours qu’aucun de nous n’a oublié :
‘Messieurs, vos camarades sont partis s’engager dans une guerre sans en avoir été commandés. Messieurs, attention, la guerre est une chose grave. Messieurs, attention ; le feu brûle, la guerre tue. Les femmes de héros morts épousent des hommes bien vivants.
Messieurs, attention, ce qui se passe actuellement en Europe ce n’est pas votre problème fondamental. Il est autre. Prenez-y garde et ne vous trompez pas d’objectif. Messieurs, attention, croyez-moi, quand les Blancs se tuent entre eux c’est une bénédiction pour les nègres. Prenez vos ouvrages ; nous étudierons aujourd’hui : Instinct et habitude.’
Quelle prémonition pour les conséquences des affrontements entre les grandes puissances occidentales sur l’avenir des colonies asiatiques et africaines ! Cette longue diatribe m’avait frappé. Et lorsqu’au moment où je me préparais à faire ripaille avec les 100 ou 150 invités*, Frantz vint bousculer ma quiétude et m’asséner sa décision incongrue, hors du temps, insolite, à la limite indécente, je ne pus me retenir.
Une explication orageuse s’ensuivit. Je lui demandai d’arrêter de rêver et de remettre les pieds sur terre. Je lui ressortis le discours de mon professeur que je croyais déterminant. Il n’eut pas le même impact sur lui. Tout ce que je pus dire pour le dissuader resta vain.
‘Joby, me rétorqua-t-il à la fin, je ne suis pas un romantique, j’ai les pieds sur terre. Chaque fois que la liberté est en question, je me sens concerné. Nous sommes tous concernés, blancs, noirs, jaunes, kakos : couleur marron foncé, couleur du cacao brut. Ton professeur est un salaud et je te jure aujourd’hui que, chaque fois et en quelque lieu où la liberté sera menacée, je m’engagerai.’
Que répondre à cela ? En fait, sa décision était irrévocable. »
Joby Fanon, « Frantz Fanon – De la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique » (L’Harmattan, 2004)

*NB : le jeune Frantz a délibérément choisi la date du mariage de son frère aîné Félix, pour partir en dissidence, trompant la vigilance familiale.

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