jeudi 13 janvier 2011

Un adolescent pendant la guerre

"La France vaincue, l'Antillais, en un sens, assistait au meurtre du père. Cette défaite nationale aurait pu être vécue comme elle le fut dans la métropole, mais une bonne partie de la flotte française resta bloquée aux Antilles pendant les quatre années de l'occupation allemande. Je crois qu'il est nécessaire de saisir l'importance historique de ces quatre années.
Avant 1939, il y avait en Martinique environ deux mille Européens. Ces Européens avaient des fonctions définies, étaient intégrés à la vie sociale, intéressés à l'économie du pays. Or, du jour au lendemain, la seule ville de Fort-de-France fut submergée par près de dix-mille Européens à mentalité raciste certaine mais jusqu'alors latente. Je veux dire que les marins du Béarn ou de l'Émile-Bertin, auparavant, à Fort-de-France pendant huit jours, n'avaient pas le temps de manifester leurs préjugés raciaux. Les quatre années pendant lesquelles ils furent obligés de vivre fermés sur eux-mêmes, inactifs, en proie à l'angoisse quand ils songeaient à leurs parents laissés en France, leur permirent de jeter bas un masque, tout compte fait assez superficiel et de se comporter en "authentiques racistes".
Ajoutons que l'économie antillaise subit un rude coup car il fallut trouver, là encore sans transition, alors qu'aucune importation n'est possible, de quoi nourrir dix mille hommes. De plus, beaucoup de ces marins et militaires purent faire venir leur femme et leurs enfants qu'il fallut loger. La Martinique eut sa crise de logement après sa crise économique. Le Martiniquais tint pour responsables de tout cela ces blancs racistes. L'Antillais, devant ces hommes qui le méprisaient, se mit à douter de ses valeurs. L'Antillais faisait sa première expérience métaphysique."


Frantz Fanon, "Antillais et Africains", publié en février 1955 dans la Revue Esprit (repris dans Pour la Révolution africaine).

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