vendredi 21 janvier 2011

Fanon à Tunis (1/3)


« Nulle mort d’homme n’est indispensable au triomphe de la liberté. Il arrive qu’il faille accepter le risque de la mort pour que naisse la liberté, mais ce n’est pas de gaieté de cœur que l’on peut assister à tant de massacres et à tant d’ignominies. Bien que le peuple algérien fasse l’expérience quotidienne des B-26 français, il a été ébranlé par la tragédie de Sakiet Sidi Youssef. »
Frantz Fanon, « Le sang maghrébin ne coulera pas en vain », article publié le 15 février 1958 dans El Moudjahid n°18, repris dans Pour la Révolution africaine.
Cette année, qui marque le 50ème anniversaire de la disparition de l’auteur de ces lignes, s’ouvre sur un coup de tonnerre qu’il n’aurait pas manqué de saluer : après un mois de manifestations, violemment réprimées dans le sang, le peuple tunisien a réussi à faire ployer une dictature qui exerçait son joug implacable depuis 23 ans. Le monde entier découvre, avec une émotion mêlée d’effroi, le calvaire enduré en silence au paradis des vacanciers européens, par un peuple aujourd’hui déterminé à en finir avec la tyrannie. Les média classiques abandonnent à la hâte la posture de censeurs qu’ils avaient complaisamment adoptée depuis plus de 20 ans, au diapason de la presse muselée et propagandiste du régime de Ben Ali. Ils n’ont pas le choix, à vrai dire : le vrai journalisme, aujourd’hui, passe par Internet, et le journaliste traditionnel n’a plus d’autre choix que celui de courir après les milliers de journalistes citoyens qui occupent l’espace sur le web, sous peine d’être (davantage) discrédité.

Décidément, l’Histoire repasse les plats. Il y a 53 ans, déjà, une tragédie avait fait découvrir au monde entier la grandeur du peuple tunisien. Frantz Fanon fut témoin de ces événements là.
Fanon à Tunis, avec Omar Oussedik (au centre), responsable FLN

Après sa démission du poste de médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, Fanon réside quelques semaines en France, avant de rejoindre Tunis au printemps 1957. La capitale d’un pays indépendant depuis un an à peine abrite le siège du Front de Libération Nationale (FLN) algérien. La frontière algéro-tunisienne fait office de base arrière de l’Armée de Libération Nationale (ALN). La position de la Tunisie, voisine d’un peuple frère en lutte contre un pays colonisateur qui dispose encore de bases militaires importantes sur le territoire de l’ancien protectorat français, n’est guère confortable, et Bourguiba doit composer avec ces contraintes. Début 1958, une crise majeure éclate : suite à des accrochages incessants entre l’ALN et l’armée française, celle-ci décide, en représailles, de bombarder le village frontalier de Sakiet Sidi Youssef, le 8 février 1958. Le raid aérien, impliquant 25 avions, fera 75 morts et 150 blessés, civils pour la plupart, dont une douzaine d’enfants de l’école primaire du village, remplie d’élèves à l’heure du bombardement. La petite histoire faisant partie de la grande, c’est le général Salan, qui décora le jeune Frantz Fanon pendant la Seconde Guerre Mondiale, et que l’on retrouvera plus tard dans le « quarteron de généraux en déroute » fustigé par le Général De Gaulle, qui ordonne le bombardement. En réaction, Bourguiba expulse les consuls français du pays, porte plainte auprès de l’O.N.U., médiatise l’affaire au niveau international et organise la mobilisation pacifique de la population pour exiger l’évacuation totale de toutes les troupes françaises présentes sur le territoire national. 










C’est en réponse à cet événement tragique que Fanon écrit ces lignes :

« Avec Sakiet Sidi Youssef le peuple tunisien s’est convaincu que non seulement les Français entendant le ‘punir’ de sa solidarité avec le peuple algérien mais encore espèrent prendre prétexte de cette solidarité pour reconquérir la Tunisie, prouvant ainsi, une fois pour toutes, que le Maghreb est un et qu’il doit être dominé par l’impérialisme français.
C’est pourquoi les Tunisiens et les Tunisiennes n’ont pas eu besoin d’exhiber leur colère ou de crier leur détermination. Pendant quatre jours, dans un calme impressionnant, le peuple affronté à son destin, après avoir prévu tous les risques qui menacent un peuple qui entend demeurer libre a décidé que Sakiet Sidi Youssef serait le dernier geste du colonialisme français en Tunisie. Ce qui veut dire que pendant ces quatre jours de réflexion, les Tunisiens et les Tunisiennes, placés une fois de plus en face d’une option fondamentale, ont réaffirmé leur serment fait il y a plusieurs années d’extirper de ce pays les dernières séquelles du colonialisme français. Ce qui veut dire aussi que le peuple tunisien derrière le Président Bourguiba a décrété l’état d’urgence. Le mot d’ordre, le principe vital aujourd’hui pour le peuple tunisien est l’évacuation totale du territoire national par les occupants colonialistes français. »
(« Le sang maghrébin ne coulera pas en vain », op.cité)


   Aujourd’hui, 53 ans après, le peuple tunisien s’est soulevé de nouveau. Contre les colons de l’intérieur, cette fois-ci. Des colons autochtones, dont la rapacité et les méthodes n’ont rien à envier à celle de leurs prédécesseurs, pas si lointains.
  Aujourd’hui, le peuple tunisien impressionne encore, par sa détermination dans la lutte contre la tyrannie. Une semaine après la chute du dictateur, il continue à réclamer, dans la rue, l’éradication totale d’un régime honni, et le retour de la Justice. Les exactions sont, pour la plupart, à mettre sur le compte des milices de l’ancien dictateur, qui cherchent, par tous les moyens, à semer le chaos, afin de contraindre le peuple à abandonner de nouveau une liberté acquise dans le sang et les larmes, au prix d’un retour à l’ordre ancien. Le peuple, dans son immense majorité, reste digne, désireux de construire un nouvel avenir.
  Aujourd’hui encore, ce peuple, dont la dignité avait frappé le Docteur Fanon, suscite, par cette révolution surprise, l’admiration et l’espoir dans le monde entier. En particulier dans l’Algérie voisine, soumise, sous des masques différends, au même type de régime totalitaire, et dont les banlieues pauvres, peuplées d’une jeunesse aussi déshéritée que celle de Sidi Bouzid se sont enflammées dans la foulée des premières émeutes tunisiennes.

  Pour l’heure, la Tunisie se débat dans les affres de l’après-règne. Et une épaisse chape de plomb est retombée sur l’Algérie, où les immolations se multiplient comme autant de foyers d’incendie. Plus besoin de bombes coloniales aujourd’hui : le peuple se sacrifie de lui-même, dans une rage où le désespoir le dispute à un espoir fou né un certain 17 décembre 2010, avec le sacrifice du jeune Mohamed Bouaziz.
  La commémoration du bombardement du 8 février 1958, célébrée en chœur depuis plus de 50 ans par les peuples frères réunis par cette tragédie historique, tombe dans un peu plus de deux semaines. Sera-t-elle célébrée ? Les peuples tunisiens et algériens pourront-ils fraterniser librement ce jour-là ? Les jours à venir le diront. Un demi-siècle après l’avènement des Indépendances, l’heure est à la lutte contre les colons de l’intérieur.


NB : au sujet du bombardement de Sakiet Sidi Youssef, voir aussi cette vidéo de l'INA (Institut National de l'Audiovisuel)




2ème partie : FANON à Tunis (2/3)

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