1ère partie : FANON à Tunis (1/3)
De la bourgeoisie nationale à la bourgeoisie kleptomane
Ces colons d’un genre pas tout à fait nouveau, Fanon les avait vus venir, et de loin. En ancien médecin légiste (pratique exercée pendant quelques mois lors de son court passage en Martinique, en 1952) il les dissèque froidement :
« La bourgeoisie nationale qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique est presque nulle et, en tous cas, sans commune mesure avec celle de la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend se substituer. »
Les Damnés de la Terre (1961), chapitre « Mésaventures de la conscience nationale »
Aujourd’hui, à l’aune de la chute du régime clanique de Ben Ali en Tunisie, les média internationaux font mine de s’étonner de la gabegie soudainement mise au grand jour. Ce système de corruption généralisée n’est pas nouveau, Fanon l’avait décortiqué il y a 50 ans.
« La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est tout entière canalisée vers des activités de type intermédiaire. Être dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La bourgeoisie nationale a une psychologie d’hommes d’affaires non de capitaines d’industrie. Et il est bien vrai que la rapacité des colons et le système d’embargo installé par le colonialisme ne lui a guère laissé le choix. » (op. cité)
Le problème central de l’évolution post-indépendance est posé là : sans remise en question profonde et radicale des rouages du système colonial, qui instaure une économie de la « rapine », également décrite par le martiniquais Edouard Glissant (cf. Le Discours Antillais), sans repenser les bases d’une économie fondée sur le système de « l’exclusif colonial » (extraction de matières premières, mono-cultures spéculatives vouées à l’exportation, peu ou pas d’activités de transformation industrielle), il y a peu à espérer du simple remplacement des colons par des natifs. Surtout que ceux-ci sont d'autant plus avides d’enrichissement rapide qu’ils auront longtemps été privés de telles perspectives, pendant l’époque coloniale. Pour démonter le système, il faut en comprendre les rouages. Or, souligne Fanon :
« Cette économie s’est toujours développée en dehors d’eux [les partis nationalistes]. Des ressources actuelles ou potentielles du sol et du sous-sol de leur pays, ils n’ont qu’une connaissance livresque, approximative. » (op. cité)
Cinquante ans après ce constat, difficile de mesurer les évolutions dans ce domaine. Les anciennes colonies sont toujours extrêmement dépendantes d’un système d’échanges international administré d’une main de fer par les anciennes métropoles, sous la coupe des Etats-Unis d’Amérique. Conscientes de leurs limites, les élites au pouvoir vont déployer des stratégies très précises leur permettant de garder le pays sous coupe réglée :
· Règne du Parti unique ;
· Exaltation du leader charismatique, généralement héros de l’Indépendance ;
· Renforcement considérable du rôle de l’armée et de la police ;