Peu après le départ clandestin du jeune Frantz à la Dominique, une révolte populaire renverse le régime autoritaire établi par l’amiral Robert en Martinique, relais du régime de Vichy. Frantz Fanon revient, pour s’engager immédiatement dans les Forces Françaises Libres fidèles au Général de Gaulle. Son meilleur ami, Marcel Manville, frère d’armes et compagnon de bien des luttes à venir, se souvient avec émotion des adieux de la mère de Fanon :
« Au moment du départ, sa mère, l’admirable Éléonore Fanon, m’avait dit, les larmes aux yeux et la voix cassée par l’émotion… ‘Marcel, tu es le plus grand, je te confie Frantz.’ Et moi, les sanglots dans la voix, j’avais quand même deux ans de plus que lui, de répondre (que faire d’autre ?) : ‘Je le promets, Mme Fanon, je prendrai soin de lui’. Je savais pourtant bien que ma protection serait dérisoire contre les balles ennemies. »
Fanon était, à 18 ans, le plus jeune de la troupe. L’exaltation du départ s’effrite rapidement dans les affres des premières désillusions, avant même de quitter l’île :
« Ainsi, en 1943, après notre ralliement volontaire à la France Libre, on nous tient des discours flatteurs : par notre engagement, notre petite Martinique participe à une lutte titanesque et nous sortirons de notre isolement ; nous allons participer à une entreprise glorieuse : libérer les peuples d’Europe asservis par Hitler, au nom de la supériorité racial !
Nous sommes pités comme des coqs !*
Et pourtant en 1943, au moment même de notre départ, nous, jeunes soldats volontaires, nous avions été trompés, une fois de plus, par le mensonge colonial initial. Voici les faits !
Quelques semaines avant la date de départ de ces troupes d’élite, nous défilions, musique en tête, dans toutes les rues de Fort-de-France pour raffermir davantage encore notre moral, mais surtout galvaniser le moral de nos familles et celui de l’ensemble du peuple martiniquais.
L’état-major avait accepté que, la veille de notre embarquement, nous ayons quartier libre pour aller embrasser nos familles aux quatre coins de l’île ; à minuit, nous devions tous rentrer au lycée Schoelcher transformé en cantonnement.
La cérémonie du départ, de l’adieu était annoncée pompeusement pour 9 heures du matin avec un programme précis : les camions militaires nous conduiraient sur la Savane** où il y aurait prise d’armes, discours officiel puis défilé dans toutes les rues de Fort-de-France. À 11 heures, nous nous rendrions au port, accompagnés de nos familles, de nos parents et de toute la foule massée sur notre parcours pour voir défiler les Antillais qui allaient parachever la défaite allemande entamée à Stalingrad par la victoire de l’armée soviétique…
Une fois de plus, la promesse ne fut pas tenue : sitôt rentrés à la caserne à minuit, nous étions embarqués clandestinement comme des malfaiteurs, des proscrits, des lépreux… La fête à laquelle les nôtres et nous-mêmes pensions avec une intense émotion n’eut pas lieu. Le peuple martiniquais avait envahi néanmoins la ville dès 6 heures du matin alors que nous étions embastillés sur l’Oregon. Plus tard, nous avons appris, par un communiqué laconiquement, que les autorités militaires avaient annulé le programme pour des raisons de sécurité, disposant un cordon sanitaire composé de gendarmes à 200m du bateau avec interdiction de communication. Notre déception et notre colère étaient à la mesure de notre fierté et de notre conviction ! Quel fossé entre les discours et les actes… »
Extraits de « Les Antilles sans fard », mémoires de Marcel Manville (L’Harmattan, 1992)
*En effet, avant les combats de coqs [traditionnels aux Antilles], les propriétaires de ces volatiles les caressant amoureusement en leur passant délicatement les mains sous leur plumage, sucent leur bec, leur parlent comme s’il s’agissait d’être humains en leur demandant d’être les meilleurs dans le combat dans les pitts [lieu où se déroulent les combats de coqs]. Cela s’appelle piter.
**Place arborée dans le centre de Fort-de-France
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