« L’exemple le plus significatif du Détour reste celui de Frantz Fanon. Immense et enthousiasmant Détour. J’ai rencontré un poète sud-américain qui ne se sépare jamais de sa traduction espagnole des Damnés de la Terre. N’importe quel étudiant noir américain s’émerveille d’apprendre que vous venez du même pays que Fanon. Il arrive que des années passent sans qu’il soit (je ne dis même pas son œuvre) cité dans la presse politique ou culturelle, révolutionnaire ou de gauche, de la Martinique. Une avenue de Fort-de-France porte son nom. C’est à peu près tout.
Il est difficile pour un Antillais d’être le frère, l’ami, ou tout simplement le compagnon ou le « compatriote » de Fanon. Parce que de tous les intellectuels antillais francophones il est le seul à être véritablement passé à l’acte, à travers son adhésion à la cause algérienne ; et cela même si, après les épisodes tragiques et concluants de ce qu’on est en droit d’appeler sa passion algérienne, le problème martiniquais (dont en l’occurrence il n’était pas responsable mais qu’il eut sans doute affronté s’il avait vécu) reste entier dans son ambiguïté. Il est clair qu’ici passer à l’acte ne signifie pas seulement se battre, revendiquer, déployer la parole contestante, mais assumer à fond la coupure radicale. La coupure radicale est la pointe extrême du Détour.
La parole poétique de Césaire, l’acte politique de Fanon nous ont menés quelque part, autorisant par détour que nous revenions au seul lieu où nos problèmes nous guettent. Ce lieu est décrit dans le Cahier aussi bien que dans Peau noire, Masques blancs : je veux dire par là que ni Césaire ni Fanon ne sont des abstracteurs. Les tracés de la Négritude et de la théorie révolutionnaire des Damnés sont pourtant généralisants. Ils suivent le contour historique de la décolonisation finissante dans le monde. Ils illustrent et démontrent le paysage d’un Ailleurs partagé. Il faut revenir au lieu. Le Détour n’est ruse profitable que si le Retour le féconde : non pas retour au rêve d’origine, à l’Un immobile de l’Être, mais retour au point d’intrication, dont on s’était détourné par force ; c’est là qu’il faut mettre en œuvre les composantes de la Relation, ou périr. »
Edouard Glissant (21 septembre 1928- 3 février 2011), Le Discours antillais (1981)
Biographie de l'écrivain sur le site Île en île (The City University of New York)
Humeur : après l’annonce de sa disparition, ce midi, sur une des principales radios généralistes de son île natale, l’animatrice annonce que « toute l’équipe s’incline devant la mémoire d’Edouard Glissant ». Puis, sans transition, déboule une chanson carnavalesque. La Martinique est maintenant orpheline des 3 géants auxquels elle a donné naissance (Césaire, Fanon, Glissant), mais le carnaval de nous-mêmes continue de rouler. Pa ni pwoblèm…
Vidé... videz... vides... vide...
Vidé... videz... vides... vide...
Un des passages édifiants du "Discours Antillais". Tell dem
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